Éclat Sauvage
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Lettre aux pères partis trop tôt
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Lettre aux pères partis trop tôt

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Que reste-t-il d’un père quand il faut apprendre à vivre sans lui ?

Il y a des absences qui font grandir autrement.

Des regards fondateurs qu’on n’a pas eus, mais qu’on continue de chercher, même adulte, dans ceux qui passent.

À vous, les pères partis trop tôt.
À toi, papa.

Ceux qu’on n’a pas eus assez longtemps pour leur dire : regarde comme je deviens. Ceux dont les gestes s’effacent trop vite dans la mémoire, mais laissent un vide précis.

Une place que personne d'autre ne peut remplir.

Vous êtes partis avant qu'on puisse poser toutes les questions.

Avant les "pourquoi", les "et si", les "tu m’aurais dit quoi, toi ?" tu m’aurais conseillé quoi, "tu aurais pensé quoi de moi ?"

Avant qu’on sache vraiment qui on est, mais bien après qu’on ait commencé à vous aimer.

Et l’enfant que j’étais aurait voulu te dire tout ce qu’elle ne savait pas encore mettre en mots. Qu’elle t’attendait au bord de chaque réussite. Qu’elle te cherchait dans chaque applaudissement. Elle aurait voulu te montrer ses dessins. Te raconter ses rêves. Te faire rire. Juste pour que tu restes un peu plus longtemps.

On a grandi avec l'absence. Avec une sécurité perdue, un pilier déstabilisé.

Elle nous a abrités, et cabossés tout à la fois. Elle a créé des forces qu'on n’aurait jamais cru posséder. Des sensibilités qu’on ne sait pas toujours expliquer. Des intuitions brutes qui nous font capter ce que d’autres laissent filer.

On vous a parfois idéalisés.

On a aussi été en colère contre vous de ne pas être restés. Et puis, un jour, le cœur s’est adouci. La nostalgie et la reconnaissance de ce qu’on a pu partager, même si c’était trop court.

À certaines étapes de vie, il reste encore difficile de faire la paix avec un départ qui paraît injuste.

Un lien muet mais inébranlable.
Une présence feutrée, plantée là, au creux de soi.

À vous qui n’avez pas vu nos doutes, nos victoires, nos déroutes, nos chutes… Sachez que vous étiez là, malgré tout.

Que parfois, dans le silence de la nuit, on continue de vous parler.
De vous écrire, aussi.
Même sans réponse.
Comme si vous étiez là, juste à côté.

Il y a des absences qui deviennent des présences invisibles.
Pas celles qu’on voit, mais celles qu’on sent.

Celles qui viennent s’asseoir à côté de nous quand on regarde les étoiles.
Comme si, peut-être, tu étais devenu l'une d'elles.

Celles qui se glissent dans une coccinelle posée sur la main sans prévenir.
Dans un courant d'air inattendu.
Dans un souvenir qui revient, sans frapper.

Je me souviens de toi à travers des détails.

Un vieux portefeuille oublié au fond d’un tiroir. Des photos fanées. Le son de ta voix que je tente parfois de retrouver dans ma tête, sans vraiment y parvenir. Ton rire éclatant, plus vivant que n'importe quel souvenir. Ta gourmandise qui m’a traversée comme une hérédité douce.

Ton amour des gens, de la fête, des bonnes tablées, des moments partagés. Tes pas de rock n’ roll à tes anniversaires.

Barry White, les Gipsy Kings, les rythmes chaloupés des Antilles… tu aimais toujours mettre un fond sonore de chaleur et de joie. Des déjeuners vivants, des apéros impromptus qui se transformaient en soirées. Tu ne demandais pas grand-chose d’autre que d’être ensemble.

Tu aimais recevoir, accueillir, faire circuler la vie.

Ton amour de la mer, du vent, ton voilier comme une promesse d’échappée. Tu étais un aventurier poussé par un besoin de bâtir un ailleurs, un nid où poser des racines à ta façon.

Un entrepreneur du cœur. Un bâtisseur de rêves, dans les maquettes d’architecte autodidacte que tu créais pour t’amuser. Un homme qui savait que la vie se respirait mieux près de ceux qu'on aime, et de la famille qu'on se choisit.

Ta générosité naturelle.
Ta manière d’aimer sans compter.
Ton humanité qui rassemblait.
Ton rire, ta passion, ton appétit de vivre.

Tu n'avais pas eu une enfance facile.
Et pourtant tu n’en parlais jamais.
Tu avais choisi d’aimer.
D’ouvrir les bras.
De cueillir la joie là où elle poussait.

Quand je voyage, il y a des moments, entre deux nuages ou en mer, où la distance semble rétrécie. Comme si un fil invisible restait tendu, de toi à moi.

Tu es aujourd'hui tourné vers la mer.
Face aux vagues d'un lieu où nous avons ri, construit, aimé.

Tu n’es plus là. Et pourtant tu es partout.

Dans cette soif que j’ai de découverte, de mouvement, de rencontres. Dans cette manière que j’ai d’élargir mon monde, de chercher l’ailleurs, non pas pour m’y échapper, mais pour m’y construire. D’apprendre de l’inconnu, de m’imprégner de ce qui ne m’appartient pas. Parce que sans les autres, sans l’écart, sans les différences… tout serait plus terne.

Dans mon envie de bâtir quelque chose de singulier, à moi. De créer, d’oser, de rêver plus grand que moi, en espérant que quelque part, tu puisses me reconnaître. Peut-être même être fier.

On me dit que j’ai ton regard. Ton nez. Ton caractère. Il y a quelque chose de toi qui survit dans mes gestes, dans mes choix.

Si j’avais su que c’était la dernière fois… Je t’aurais regardé plus longtemps. Je t’aurais imprimé dans chaque recoin de ma mémoire. Je t’aurais pris dans mes bras plus souvent. Je t’aurais serré encore plus fort. Je t’aurais dit combien tu comptais pour moi.
Je n’aurais pas laissé de silence s’installer entre nous. Je t’aurais posé toutes les questions. Celles qu’on repousse, surtout à l’adolescence, en croyant qu’on a tout le temps du monde pour les poser.

Je t’aurais aimé plus fort.
Plus visible.
Plus pleinement.

Aujourd’hui, il me reste les souvenirs.

Et même si je n’ai pas pu te dire un vrai au revoir,
je porte tout ce que tu étais,
tout ce que tu m’as transmis,
tout l’amour que tu m’as donné, en grand.

Ta foi inébranlable en moi.
Ton sourire.
Ton regard qui savait accueillir.

Je le porte dans mon cœur. Chaque jour.
Et dans chaque battement de vie que je choisis encore.

Grandir sans père, ou perdre son père trop tôt, c’est apprendre à marcher sur un fil sans filet.

C’est avancer avec une nostalgie sourde pour quelque chose qu’on a connu trop peu. C’est chercher, parfois, dans les regards croisés, une approbation qu’on n’a pas eue, un ancrage qu’on invente de toutes pièces.

Être une fille sans son père, c’est apprendre à croire en soi sans miroir.
Apprendre à devenir adulte sans tous les repères. C’est apprendre seule à traverser certaines peurs.

À se forger des certitudes quand plus rien ne tient.
À porter une tendresse sauvage, mêlée de manque et de détermination. À se blinder trop tôt ou à s’attacher trop fort, comme pour combler ce qui s’est effondré trop jeune.

C’est grandir avec des questions suspendues. C’est avancer parfois avec l’impression de boiter un peu, beaucoup, sans qu'on voie toujours la faille.

Les pères partis trop tôt creusent en nous des rivières souterraines.
Des sillons invisibles, où se glissent des peurs anciennes, tenaces, indomptées.
Celles qui n’obéissent à aucune logique. Celles qui infiltrent doucement nos vies et nos relations.

Alors, on devient sa propre force.
Son propre abri.

On apprend à écouter ce qui ne se dit pas.
À ressentir ce qui palpite dans les gestes.
À deviner la fragilité derrière les sourires.

L’absence d’un père laisse des fêlures. Mais aussi des forces profondes.
Une envie brûlante de tenir debout, quoi qu’il arrive.

Et dans l’ombre de ces blessures, naissent aussi des promesses :
Une indépendance rare, parfois trop grande, presque épuisante.
Une sensibilité à ce qui est vrai.
Une capacité à reconstruire à partir de presque rien.

Il y a, dans celles et ceux qui ont perdu leur père trop tôt, une étincelle particulière.
Une braise discrète, qui ne s’éteint jamais vraiment.

On essaye, parfois sans le dire, de devenir celle ou celui qu’ils auraient aimé voir grandir. On pose chaque brique, avec une envie dévorante, avec douleur parfois, mais avec une fierté têtue aussi.

Pour certains, c’est devenir l’adulte que leur père aurait fièrement accompagné du regard. Pour d’autres, c’est se demander si cette force, cette ferveur, existeraient s’il était là.

C’est apprendre à se protéger sans fermer son coeur.
À tendre la main sans toujours attendre qu’on la retienne.

Ils sont partis trop tôt.
Et pourtant, ils sont restés dans ce qu’on est devenu.
Dans la façon dont on aime.
Dans la façon dont on tient bon.
Dans chaque battement de vie qui n’a jamais cessé.

Dans ce vide laissé par votre départ, on a planté des racines.
Pas pour vous remplacer.
Pour vous faire vivre autrement.

On grandit, on avance.

Et toi, quel fil invisible continues-tu à porter, même quand tout semble s'être effacé ?

Je vous laisse avec cette question, et je vous dis à très bientôt.

Tendrement,

Charlotte


Liens & crédits :

  • Image qui accompagne cet éclat et l’enregistrement : Nous, mon père et moi, au tout début. Martinique, éclat d’enfance et années solaires.

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